“Le dernier livre”

AJ Vallee
3 min readMar 8, 2020

Lettre à Michel Tremblay

La bibliothèque de maman ©Photo par AJVallee

Québec, décembre 2019

Cher Monsieur Tremblay, Michel,

C’est une drôle d’affaires pour moi que d’aller acheter votre dernier ouvrage. Ça ne devait pas se passer comme ça.
Je ne devais pas avoir à m’en occuper,
c’est elle qui devait le faire.
Elle devait l’ajouter à sa liste de commissions,
celles de Noël.
Elle devait aller chez Pantoute, celle sur St-Joseph car,
bien qu’elle habite en Haute-Ville,
“dans St-Roch y’a du parking.”

Elle devait donc s’y rendre
en acheter deux copies.
Elle devait emballer l’une d’elle dans un papier savamment choisi pour moi et le ceintrer d’un ruban qui aurait matché.
Elle aurait ajouté une boucle
puis apposé une petite carte autocollante de circonstance.
De sa patte de mouche, elle aurait écrit:
À Mimi chérie de Mamoushka
Et aurait signé de trois becs
xxx

Mon œil aiguisé par l’habitude des traditions aurait repéré le présent sous l’arbre et
en aurait deviné le contenu par sa forme.
Mais j’aurais feinté la surprise
car il faut parfois savoir faire plaisir.
Je l’aurais déballé comme par tant d’autres Noël et
ainsi
aurais découvert votre dernier né.

Nous l’aurions lu
chacune de notre côté.
En aurions discuté.
Puis, chacune chez soi,
l’aurions soigneusement placé dans notre bibliothèque.
Son exemplaire aurait été en bonne compagnie
lové tout contre vos précédents écrits,
et aux côtés des Poulin, Roy
Leclerc, Lalonde et Nelligan.
Chez moi, il aurait frayé avec beaucoup d’Anglais.

Mais il n’en sera rien.
Pas cette année
Plus jamais en fait.
Il n’y aura pas de liste.
Il n’y en a plus depuis déjà trop longtemps.

C’est plutôt moi qui aurai acheté un seul exemplaire à la librairie,
celle sur Cartier.
Avec l’intention d’aller chez elle
Me demandant si cette fois ça y était
ou
si elle se souviendrait encore de mon nom.
Moi qui, la gorge nouée, aurais chanté joyeusement « Allo ! » en arrivant
comme si de rien n’était
alors qu’elle aurait peiné à ouvrir la porte
les yeux plein d’eau
haletante du soulagement de me voir.

C’est moi qui l’aurais serrée fort pour la saluer ou la réconforter
Ça dépend des jours.
Moi qui lui aurais annoncé que j’avais une surprise
Le dernier Tremblay !
Moi qui aurais lu le titre
Moi qui aurais expliqué ce qu’il en est.

C’est moi qui lui aurais lu les premières pages
Moi qui aurais douté d’en avoir la force
C’est moi qui aurais constaté que,
bien qu’assise devant moi,
elle nous a quitté
Malgré ses yeux bleus d’hiver qui me fixent
Malgré ce sourire
celui qu’on dessine quand on n’a pas vu quelqu’un depuis des siècles
Malgré son amour
Malgré sa volonté

Aussi, il y aura ce livre qu’elle ne lira jamais
Le vôtre
Le dernier
Celui par lequel, si j’en ai la force, je lui ferai la lecture
(il faut bien une première fois à toute chose)
Malgré l’égarement et les marmonnements
Malgé ses larmoiements
Et j’aurai pour seul réconfort
Qu’elle ne se souvient plus
Combien elle aimait lire.

Du fond du cœur, Monsieur Tremblay, merci infiniment pour vos histoires qui auront tissé la nôtre.

Mise à jour Mars 2020:
Au-delà des intentions, il y a la réalité
Celle d’une maladie qui, en 2 mois aura progressé
À une vitesse telle
celle qui happe et nous fait perdre le souffle.
Il n’y aura plus de bus à prendre
Elle n’est plus chez elle
La poésie du geste s’est effacée
entre l’odeur du javelisant fruité
qui ne viendra jamais à bout de tant de tristesse
ou du souvenir olfactif de l’heure des couches
et celui des cris des pensionnaires eux aussi perdus dans leurs souvenirs

J’ai eu beau essayé, Monsieur Tremblay,
Oser les premières lignes d’une voix douce
Mais entre ses pleurs de douleurs incompréhensibles
et les larmes qui brouillaient mes yeux
Je n’y suis pas parvenu.
Il n’y aura pas de première fois.
Je ne lui aurai jamais fait la lecture.

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AJ Vallee

Stop. Look & Listen. That’s Life happening. Sometimes en Français et parfois in English. www.ajvallee.ca